Monday 01 January
Prix Gaspoz 2024
T’as où les montagnes ?
Lorsque Laurence Schmidlin, directrice du Musée d’art du Valais et récemment entrée au Conseil de la Fondation, nous a invités à visiter l’atelier mis à la disposition d’Alexia Turlin par la Ferme-Asile à Sion, j’ai commencé à comprendre son travail, ses recherches. Assez rapidement, j’ai senti remonter, dans ma mémoire, l’esprit de notre fondateur Henri Gaspoz et surtout sa très étroite relation à la montagne et à la randonnée. Je me suis dit : « Voilà une lauréate qu’il aurait adorée. »
En entrant dans les œuvres d’Alexia Turlin, on constate sa fine perception de notre environnement, en symbiose avec celle de notre Henri d’Evolène et de Veyras. Il souhaitait que ses Prix soient attribués à des « actes » en relation étroite avec son Valais... Et bien, avec Alexia Turlin, il est parfaitement servi.
Puisse ce Prix encore mieux faire connaître à nos montagnards valaisans le travail d’une artiste venue d’ailleurs, qui met en évidence nos valeurs : celles que nous devons savoir, chaque jour, préserver.
Merci à Alexia Turlin de nous conduire sur nos montagnes.
Bernard Attinger
Président du Conseil
de la Fondation Henri et Marcelle GASPOZ
Alexia Turlin. Nature généreuse
Treffpunkt (2003) a marqué la première rencontre en 20161. Jusque-là, je ne connaissais Alexia Turlin que de loin, comme l’orchestratrice de la Milkshake Agency2. Quelques années plus tard, alors que le Prix Henri et Marcelle Gaspoz 2024 lui est décerné en partie de par mon implication, je ne peux m’empêcher de penser qu’aucune autre œuvre n’aurait pu mieux faire converger nos parcours.
Treffpunkt est une forme en miroir, un toboggan à double descente qui mènera forcément, si on l’emprunte à deux, à la rencontre – son titre l’annonce sans équivoque. L’issue en
sera même physique : les corps élancés depuis chaque piste s’entrechoqueront fatalement au point d’arrivée, pieds contre pieds, jambes malmenées. L’idée est simple, mais comme beaucoup d’idées simples, redoutablement efficace. Elle est aussi emblématique de l’enthousiasme d’Alexia Turlin pour réunir les gens, de son plaisir à la collaboration, de son goût des autres. Chez elle, le collectif prime sur toute perspective individuelle et bien entendu individualiste. Cette caractéristique est l’un des points communs entre ses œuvres qui forment, depuis près de 30 ans, un corpus relativement hétéroclite. Elle est aussi représentative de son champ d’action en dehors de la création : œuvrant toujours en réseau, Alexia Turlin organise des expositions et des événements à travers la Milkshake Agency, dont le nom à double entrée insiste clairement sur l’esprit d’inclusivité qui en guide les activités. Chez Alexia Turlin, l’art et la vie se confondent3. Ils n’auraient aucune raison d’être séparément. Puis il y a la montagne. Il y a l’expérience de la marche, la présence au monde au contact de la nature, en particulier celle du Val d’Hérens où l’artiste vit parallèlement à Genève. On pourrait penser que la montagne implique nécessairement la solitude, mais ce n’est pas le cas pour elle. Elle s’y rend à plusieurs, en fait un lieu de partage et de transmission.
Puis il y a le dessin qui, selon ses mots, constitue le squelette de toute son entreprise artistique. Elle le pratique sur le motif lors de ses marches. Elle consigne dans ses carnets des spécimens de flore, prend note du relief des montagnes, restitue cet événement lent et merveilleux qu’est la nature, et parfois poursuit le travail à l’atelier. L’acte de dessiner relève d’une manifestation existentielle. Au contraire des installations de l’artiste qui engagent souvent la participation collective du public, ses dessins, de petit format, invitent à une expérience plus intime, de l’ordre de l’échange, de un à un. Les moyens graphiques sont réduits à l’essentiel pour des questions pratiques, mais aussi parce que le récit de la nature s’approprie comme une confidence, et jamais pour en faire une démonstration ostentatoire. On verrait à tort, dans la série Montagnes-eau (depuis 2013), exécutée
sur une feuille de papier ou in situ, sur le mur d’un lieu donné, un désir d’exubérence. L’usage de paillettes et de teinte dorée n’est que la traduction d’un état de transformation inspiré par la tradition picturale chinoise : les cristaux de glace deviennent nuage, neige, pluie, eau, et les montagnes vibrent et scintillent sous l’effet de leur métamorphose. De ses résidences passées sur le voilier Knut dans l’archipel de Svalbard en Norvège en 2016 et au Groenland en 2022, en compagnie d’autres artistes4, Alexia Turlin a rapporté des carnets remplis de mots et de dessins aux formes simples, tracées au pinceau, certains délimitant des blocs de glace dans le blanc du papier. Il y a un jeu de perception active entre la forme et le fond dans la série Ice Cake (2023) sur feuilles volantes : les contours bleu pâle font ressortir le volume des masses qui, en même temps, semblent creuser la feuille et faire apparaître un lacis. Ce lacis, tel des chemins qui s’entrecroisent, est probablement l’image la plus juste de la vie prolifique et aventurière d’Alexia Turlin qui ne tracera jamais de droite.
Laurence Schmidlin
- 1 J’ai découvert Treffpunkt par hasard en travaillant sur la collection du Fonds cantonal d’art contemporain de Genève. Cela a donné lieu à une tentative de fiction : Laurence Schmidlin, « Coiffé au poteau », in Le Complément d’objet, coll. « ShushLarry », Lausanne, art&fiction, 2018, p. 46-48.
2 Lieu d’exposition et atelier partagé avec d’autres artistes, fondé par Alexia Turlin, à Genève, en 2004.
3 Déclarant « L’art c’est la vie bordel », Alexia Turlin s’inscrit dans une lignée d’artistes, dont Joseph Beuys et Allan Kaprow, qui ont affirmé l’absence de frontières
entre l’art et la vie, entre la vie et l’art.
4 L’association MaréMotrice, propriétaire du bâteau, est à l’initiative de ce projet. Ces résidences ont fait l’objet de deux expositions organisées par Alexia Turlin :
Une longue journée d’un mois à Halle Nord, Genève, en 2017, et Grand Nord à la Grenette de la Ferme-Asile, Sion, en 2024.*